Les commissaires régionaux de la République sont nommés en 1944 dans une période extrêmement troublée. Le 9 août 1944, une ordonnance rétablit la légalité républicaine. Un projet du 26 juin 1942 prévoyait déjà la création des commissariats généraux de la République. C'est sans doute à partir de ce texte que l'ordonnance du 10 janvier 1944, préparée par Michel Debré et revue par le général de Gaulle, sera conçue. Il s'agit d'avoir des responsables investis de très larges prérogatives, représentants réels à la fois de la puissance publique et du pouvoir central. Cette ordonnance de janvier 1944, par précaution, reste secrète et n'est publiée que le 6 juillet 1944. Une autre ordonnance, du 3 juin 1944, portant suppression des préfectures régionales et organisation des commissariats régionaux de la République est, elle aussi, publiée le 6 juillet 1944. Mais les futurs responsables de la région avaient été déjà contactés secrètement par E. Laffon, délégué du CGE (Comité général d'études) et nommés le 3 octobre 1943 par le COMIDAC (Comité d'Action en France), organe du CFLN ( Comité Français de Libération nationale) présidé par le général de Gaulle. Les commissaires régionaux sont au nombre de 20 (17 dans les régions administratives et 3 suppléants ) et les préfets au nombre de 50, sans affectation à un département. A ces hommes qui allaient oeuvrer dans la clandestinité, E. Laffon rappelle les grands principes : être "issus de la Résistance pour avoir de l'autorité sur elle", être "capables d'autonomie, d'efficacité". Ils ne disposent en effet, pour tout outil de travail, que des instructions confidentielles que leur a remises Laffon, instructions qui leur demandent de "se débrouiller, d'affirmer l'autorité", "d'éviter les excès" (Ch. Louis Foulon, Le pouvoir en province à la Libération, p.85). En mai 1944, ils sont dirigés vers leurs circonscriptions où ils doivent rester dans l'expectative en étudiant les mesures à prendre pour la Libération (arrestations, ravitaillement, constitution d'une équipe). Ils se tiennent à l'écoute des consignes diffusées par la BBC et multiplient les contacts avec les réseaux actifs de la Résistance de la région. Pour la région de Montpellier, E. Laffon avait proposé un des ses amis personnels, Jacques Bounin, membre du Comité directeur du Front national.
Le débarquement en Provence survient le 15 août. La région est libérée et les troupes allemandes se replient vers la vallée du Rhône, après de vifs combats avec les FFI descendus des Cévennes.
A Montpellier, c'est dans un contexte agité que le commissaire de la République Jacques Bounin prend les rênes de la région, le 22 août. Le préfet délégué milicien Jean-Paul Reboulleau est arrêté ainsi que de nombreux fonctionnaires de police. Les cours martiales siègent à Carcassonne et Narbonne, Rodez, Montpellier et Béziers, Nîmes, Pont-Saint-Esprit et Alès, Perpignan, entre le 26 août et le 15 septembre et prononcent de nombreuses condamnations à mort dont celles de Reboulleau et de Cordier, tortionnaire de la caserne de Lauwe. Le 24 août, Jacques Bounin s'adresse aux habitants de Montpellier et fait une déclaration soulignant l'action du général de Gaulle et celle des mouvements de Résistance. Il fait connaître ensuite la composition du nouveau conseil municipal de la ville et présente le nouveau préfet de l'Hérault, André Weiss, ainsi que le nouveau secrétaire général pour la Police, Marcel Gitard. Enfin, il nomme ses principaux collaborateurs, Jean-Jacques Kielhoz, directeur de cabinet, François Laborde, secrétaire général, et à l'intendance de police, André Barthe, chef de cabinet et Louis Girault, commissaire divisionnaire des renseignements généraux (999 W 75).
Les documents du fonds du commissariat illustrent particulièrement, dans leur diversité, l'activité de celui qui arrive à la tête de la région, investi de larges pouvoirs administratifs, économiques et de police. Son rôle est d'opérer le rétablissement de la légalité républicaine, en déclarant nulles les lois de Vichy, en suspendant lois et et réglements, et de dissoudre les organismes issus de Vichy, la Légion française des Combattants, le Service d'Ordre légionnaire, la Milice, le Parti franciste, le Parti Populaire Français, le groupe Collaboration (99 W 130,141), enfin d'assurer d'une manière générale la sécurité et le maintien de l'ordre.
Les formes de l'épuration
La répression des faits de collaboration et des activités "anti-nationales" est organisée par l'ordonnance du 28 novembre 1944, qui officialise le rôle des organismes légaux (notamment des cours de justice). Mais dès la Libération se produisent de nombreuses arrestations, dont certaines sont plus ou moins régulières, les personnes ayant été incarcérées sans enquête préalable et sans avoir été entendues.
L'épuration judiciaire
L'été 1944 connaît une situation vraiment explosive dans la région et entraîne une vague d'épuration et d'exécutions sommaires avant l'institution des cours de justice (prévues par l'ordonnance du Gouvernement provisoire du 26 juin 1944).
Ces dernières remplacent le 15 septembre les cours martiales, dissoutes (999 W 167), et sont constituées de magistrats, d'un commissaire de gouvernement et de quatre jurés (999 W 168). Elles jugent les faits de collaboration commis avant la Libération et sont au nombre d'une cour par ressort de cour d'appel (Montpellier et Nîmes). Devant la quantité des affaires, des sections départementales sont instaurées ( Béziers, Narbonne, Carcassonne, Perpignan, Rodez, Millau, pour la cour de justice de Montpellier ; Alès et Mende pour celle de Nîmes).
Les arrestations se multiplient et les détenus sont enfermés dans les maisons d'arrêt des chefs-lieux de département ou d'arrondissement ou, pour l'Hérault, à la caserne Grossetti de Montpellier (ancien couvent de femmes reconverti en caserne puis en prison) et à la maison d'arrêt de Béziers (999 W 144-145). Les cours de justice ordonnent toutes peines prévues par le Code pénal, jusqu'à la peine de mort, et leur jugement est sans appel. Dans cette grande opération d'épuration, le commissaire de la République dispose pendant quelque temps du droit de grâce, ce qui lui confère une lourde responsabilité (ce droit lui sera repris en novembre 1944 par le président du gouvernement). Lorsqu'en effet les grâces paraissent trop nombreuses, l'effervescence monte et provoque des troubles sévères, comme en témoignent l'assaut de la prison d'Alès et l'exécution de 4 condamnés (dont le maire d'Alès, qui avait été grâcié) (999 W 145). Ce dernier incident entraîne d'ailleurs la suppression de la cour de justice d'Alès (999 W 168). Les milieux résistants, quant à eux, protestent contre une épuration, jugée trop lente et qui semble ne pas toucher suffisamment les vrais responsables (999 W 169).
Les cours de justice fonctionneront jusqu'en 1948.
L'épuration de l'administration
L'épuration de l'administration publique (régie par les dispositions de l'ordonnance du 27 juin 1944) intervient immédiatement. Dès son arrivée, le commissaire de la République organise les services administratifs régionaux et départementaux (999 W 63) et nomme de nouveaux chefs de service (999 W 174-185). Dans l'administration préfectorale, les ex-préfets sont arrêtés ou suspendus et certains fusillés (Reboulleau, préfet délégué de l'Hérault, Dutruch et Angelo Chiappe, respectivements préfets de la Lozère et du Gard). Au 1er février 1945, on compte 23 fonctionnaires de la préfecture régionale de Montpellier suspendus puis révoqués, et deux remis à la disposition du ministre. Cette épuration administrative est réclamée par les mouvements de Résistance, les partis politiques reconstitués et la presse née de la Libération. Elle touche davantage la Police, avec le soutien de son secrétaire général, soucieux d'assainir son personnel et de redonner confiance à la population (999 W 49-58, 173). Dans les autres services, les commissions d'épuration font aussi leur travail, mais l'épuration est plus lente et donne lieu à peu de sanctions. Face à cet état de fait, la population, agacée par la pénurie du ravitaillement, n'hésite pas à manifester ouvertement son mécontentement et à qualifier la nouvelle administration de "vichysssoise" (cette remarque vise en particulier les services départementaux et régionaux du Ravitaillement général, les comités de répartition alimentaires (999 W 176) et les services du Travail et de la main-d'oeuvre (999 W 180).
L'épuration économique
L'épuration des entreprises industrielles et commerciales commence dans la région le 21 septembre 1944. Un arrêté de Jacques Bounin crée une délégation régionale des services économiques et du blocus. Les Comités régionaux interprofessionnels d'épuration (CRIE) proposent les sanctions s'appliquant à toute personne ayant participé à quelque titre que ce soit à la vie d'une entreprise ayant favorisé l'ennemi ou contrarié l'effort de guerre de la France. Le commissaire régional signe les arrêtés prononçant la suspension, le licenciement. Il peut bloquer les comptes privés (999 W 186). Le Comité départemental des profits illicites prononce confiscations et amendes dans les cas relevant de sa juridiction (999 W 166). Le commissaire peut mettre sous administration provisoire ou sous séquestre les entreprises dont les dirigeants font l'objet de poursuites pour faits de collaboration (999 W 186-188). Ainsi, le 25 septembre 1944 est prononcée la réquisition des mines : le commissaire de la République nomme les directeurs et un comité consultatif de gestion (999 W 188).
Les internements administratifs
L'internement administratif, instauré en 1939 et largement utilisé sous Vichy, laisse aux préfets le pouvoir discrétionnaire de faire interner sans mandat d'arrêt délivré par un juge tout individu susceptible de nuire à la défense nationale ou à la sécurité publique. Dans l'agitation qui succède à la Libération, cette mesure se poursuit. Il ne s'agit plus d'écarter les étrangers, les juifs et les tziganes comme sous le régime de Vichy, mais de pallier le manque de prisons, d'éloigner les personnes pouvant troubler l'ordre public ou de les protéger du risque d'une exécution sommaire (999 W 145). Pour l'administration, c'est aussi l'occasion de faire le tri et de mener l'enquête sur les nombreuses plaintes qui lui arrivent. En 1945, l'internement administratif concerne près de 5081 personnes dans les 4 départements de la région et 1008 personnes dans le seul département du Gard. Une commission de criblage examine les dossiers des personnes détenues, le préfet décidant par arrêté de l'internement ou de la mise en liberté. A partir du 15 novembre 1944, les dossiers sont examinés au niveau de la région par la commission de Vérification des internements qui propose des révisions au commissaire de la République, qui statue en dernier lieu (999 W 150-155). La situation des internés administratifs est régularisée fin janvier 1945 et la mesure d'internement est elle-même supprimée le 30 août.
Dans le domaine économique, le commissaire de la République assure les opérations de gestion (contrôle et fixation des prix, salaires, surveillance et répression du marché noir, ravitaillement, aide aux troupes alliées). Le rôle de son secrétaire général aux Affaires économiques est ici essentiel. Il contrôle toute l'économie régionale. La pénurie qui sévit en Languedoc-Roussillon entraîne une obsession du ravitaillement qui perdure dans l'opinion et que signalent de nombreux dossiers (999 W 244, 251). Peu de légumes, peu de viande, le lait est réservé aux enfants de moins de neuf mois à Montpellier. Le marché clandestin abonde ainsi que les restrictions de toutes sortes (alimentaires, énergétiques). Pour faire face, diverses dispositions sont prises comme la création des commissions consultatives régionales de ravitaillement (999 W 250). Le commissaire contrôle, avec les services de ravitaillement, la répartition des contingents d'imposition, suit l'envoi et les arrivées de denrées, active les collectes (999 W 246-261) et engage la lutte contre le marché noir et les infractions (999 W 164-165). Le coût de la vie étant très élevé pour les produits de première nécessité (pain, pommes de terre, lait), il est amené à prendre de nombreux arrêtés de taxation des produits (999 W 290-292).
La reconstruction du territoire et la relance économique
En matière d'urbanisme et de reconstruction, il faut réparer les dégâts importants sur les immeubles, les propriétés agricoles, les entreprises, après les bombardements alliés. Le déminage des ports est entrepris (999 W 76) pour assurer le ravitaillement, relancer l'économie et la production alors que l'énergie électrique manque. Le commissaire a aussi la responsabilité du relèvement des salaires, qu'il fixe par arrêté (999 W 278-286). Enfin, il doit apporter son concours aux Forces Alliées, en livrant matériaux et main-d'oeuvre civile (999 W 190).
La dissolution
Le commissaire de la République est un délégué personnel du gouvernement, il est apte à diriger une zone du territoire pendant une période provisoire et à assurer la souveraineté française. Homme d'action plus que fonctionnaire, son prestige tient à son passé de résistant. Il n'est pas prévu que cette structure soit pérennisée.Une fois le territoire libéré et l'économie remise en marche, l'enjeu de 1945 est la création d'une nouvelle République, comme le montrent les élections. L'institution du commissaire régional a été le moyen "de faire face, dans des régions françaises isolées, à des circonstances exceptionnelles" (Charles-Louis Foulon, opus cit., p.270). La possibilité d'actions régionales n'est pas encore entrevue. Dans l'optique d'un retour à la normale, la suppression d'un élément étatique nouveau, au niveau régional, parait normale et c'est dans l'indifférence que l'institution commissariat de la République disparait en mars 1946.